La mort de Condorcet
Antoine de CARITAT marquis de Condorcet (1743-1794) fut un enfant prodige de la science et un mathématicien de renom. A 17 ans, il publiait son premier essai. Puis il fut introduit dans les salons de la fin du 18e siècle par son oncle CONDILLAC et devint, peu à peu, une des personnalités les plus en vue de son époque : membre de l'Académie française, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, membre de nombreuses académies européennes, collaborateur de l'Encyclopédie, auteur de nombreux ouvrages...
Il a déjà 43 ans lorsqu'il épouse Sophie de Grouchy qui n'en a que 22. Le couple mène alors une vie brillante et engagée, accueille la Révolution avec enthousiasme, mais ne tarde pas à en regretter les excès qui aboutiront au drame final.
Au moment où la Révolution vient d'éclater par la prise de la Bastille, symbole du joug que fait peser l'ancien Régime sur le pauvre peuple, alors que Condorcet clame au corps électoral son manifeste pour l'abolition de l'esclavage et qu'il proclame la déclaration des Droits de l'homme en tant que député élu par 5 départements (lui a choisi l'Aisne son pays natal), Sophie est enceinte ! Alexandrine Louise Sophie que l'on appellera dans l'intimité "Eliza" fait son apparaition le 17 mai 1790 quai de Conti, alors que sa mère a inauguré quelques mois plus tôt au Panthéon le tout nouveau Club de la Révolution, et que son père sort son essai sur La constitution civile du clergé.
A l'automne 1790, les Condorcet s'installent au 505 rue de Lille (appelée jusqu'en 1792 la rue de Bourbon). En effet, le poste d'Inspecteur des Monnaies a été supprimé le 13 août de cette même année par décret royal et il leur faut trouver d'urgence un autre logement acceptable. C'est donc dans le quartier de Grenelle, non loin du Champ-de-Mars, que Sophie, son époux et la petite Eliza posent leurs malles.
Sophie est toujours aussi passionnée par la Révolution, et dans son amour pour tout ce qui est nouveau, elle s'est jetée à corps perdu dans la défense des libertés et pousse, en cette année 1790, le marquis à devenir membre de la municipalité de Paris. Si, elle s'est emballée par le coeur pour cette rébellion, lui, transgresse par ses audaces la très perplexe modération des Lumières, nous dit Guy Chaussinand-Nogaret. Sophie est là, cependant, elle lui tient la main et l'aide à l'action avec la passion que l'on devine.
La toute nouvelle République les enthousiasme, ce qui n'est pas le cas de leurs anciens amis..
Réunion de l'élite des Lumières avec, autour de la table : Voltaire, le père Adam,
l'abbé Maury, d'Alembert, Condorcet, Diderot, la Harpe
La presse va se déchaîner contre eux. Alors que Condorcet a été nommé commissaire à la trésorerie et qu'il a résigné ses fonctions municipales, que Sophie vient de traduire de l'anglais L'appel en faveur de la République de Thomas Paine le 14 juillet 1791, le Journal de la Cour et de la Ville publie une caricature de la belle marquise nue, courtisée par le marquis de la Fayette avec une légende qui ne laisse aucun doute de ce que l'on pense d'elle, bien à tort cependant : "respublica" autrement dit "fille publique"... Par ailleurs, Condorcet est très favorable à la guerre qui menace aux frontières et rejoint en ce sens son ami Brissot. Ils rallient ainsi la majorité des Jacobins à leurs idées, ce qui n'est pas du goût de certains de leurs amis.
Condorcet se trouve en butte aux insultes quotidiennes des journaux proches de La Fayette dont il était pourtant l'ami avant la fuite du roi à Varennes, ce qui a fait basculer bien des idées, tout en en réjouissant certains. La raison en est simple, cet homme de science, qui avant la Révolution s'est jeté dans l'action avec sa jeune femme, est devenu un partisan de l'idée républicaine et a même prôné le vote des femmes ! Il est donc mis au ban, ainsi que Sophie et vous va alors se déchaîner contre eux.
C'est tout d'abord la vieille Duchesse d'Enville, ex muse du mathématicien du temps de son célibat, qu'il rencontrait souvent dans ses salons du château médiéval de la Roche-Guyon sur lequel souffla dès le début du 17e siècle l'esprit des Lumières, qui a fait solennellement enfouir son buste sous un tas de fumier ! c'est dire la haine farouche que le ménage suscite autour de lui et même Malhesherbes qui y va de belles envolées vengeresses en répandant le bruit qu'il tuera le marquis s'il le rencontre sur son chemin...
Le journal Le Républicain dans lequel ils s'acharnent à exprimer leur pensée l'un comme l'autre et avec leur ami anglais Thomas Paine qui l'a d'ailleurs fondé en echo à la Société Républicaine dont ils rêvent tous encore, leur sert d'éxutoire. Il s'agit d'une petite société composée de cinq personnes dont deux sont présentement membres de la Convention qui prit le nom de Club Républicain. Cette société était opposée au rétablissement de Louis sur le trône, non point tant à cause de ses méfaits personnels que dans l'idée de renverser la monarchie et d'ériger sur ses ruines le système républicain et une représentation égalitaire..
Sophie en est la véritable cheville ouvrière et avec l'Imprimeur Nicolas de Bonneville, qui s'insitulait lui-même "premier républicain de France", faisait partie de ces cinq membres à part entière, à telle enseigne qu'Etienne Dumont la reconnaît "intégrée aux militants républicains de la première heure", comme en témoigne ces lignes extraites de ses souvenirs :
.... On a dit que Mme de Condorcet avait essuyé quelques mépris de la reine, et que son zèle républicain était une vengeance de femme.. Je n'en crois rien... Un caractère sérieux, un esprit qui aimait à se nourrir de méditations philosophiques, des lectures républicaines, une passion pour les écrits de Rousseau, avaient enflammé sa tête; son mari avec un enthousiasme de réflexion, elle en avait un de sentiment; tous deux étaient fortement persuadés que la liberté en France ne pouvait pas se soutenir à côté du trône. Paine leur avait donné les idées plus fausses sur l'Angleterre; je les combattis souvent, mais en vain. L'Amérique leur paraissait le modèle d'un bon gouvernement, et il leur parut aisé de transplanter en France le système de fédéralisme...
à suivre....
Madeleine ARNOLD TETARD extrait de Sophie de Grouchy Marquise de Condorcet "la dame de coeur" (cet extrait fut publié dans HISTOIRE ET SOCIETES sous le titre "Suicide ou assassinat ?" n°98 page 9 à suivantes Editions CHRISTIAN PARIS) tous droits réservés.